vendredi 22 août 2008

Légende Scythe.


Légende Scythe.



Aux alentours du VIe siècle avant J-C, au bord de la mer noire. Le peuple des Scythes occupe tout le littoral nord ainsi que les steppes, depuis le fleuve Dniestr à l’Ouest, jusqu’aux lointaines terres de l’Altaï ; où les monts fleurissent à la frontière de la Mongolie. Les Scythes sont des nomades, auxquels aucun autre qualificatif ne saurait être plus adapté. Peuple méconnu, il est devenu l’emblème du courage et de la résistance. Au cours des quatre siècles de leur existence, ils se sont imposés par leur force de caractère, leur unité au combat et une mobilité sans égale. La cavalerie, les archers-montés, seront crains par toutes les armées, jusqu’aux Perses.


Ils conquirent l’Asie à trois reprises, soumettant entre autres, les Assyriens, les Caucasiens, les Thraces, les Massagètes, les Sauromates et les Perses. Les vestiges de leurs richesses sont parvenus à parcourir les siècles sous la forme de statues, d’ornements de vêtements, d’armes, fabriqués ou décorés d’or et de précieuses pierreries. Les fines gravures illustrant les combats, les divinités et les origines légendaires des Scythes s’agrémentent de nombreuses affiliations aux icônes animales.


Nomades, qualifiés de « barbares » par leurs voisins du Proche-Orient, ils comptent aussi bon nombre de paysans, la plupart éleveurs de bétail : Moutons, bêtes à cornes et chevaux généralement.

Olbia, cité fondée par les grecs à l’embouchure du Boug était née de l’entente établie entre les deux peuples. Des agriculteurs grecs vivaient donc entourés de nombreux Scythes et, à l’époque, les relations de bon voisinage maintenaient un équilibre très agréable.


L’histoire se déroule donc au sixième siècle avant notre ère, sur les rives du Boug et les terres de la ville d’Olbia. Les Scythes étaient très conservateurs et attachés à leurs traditions. Les enfants étaient « cavaliers de naissance » et maniaient l’arc dès que leur dextérité le leur permettait. Les hommes passaient la plupart de leur journée à cheval, armés en permanence. La condition pour être admis parmi les hommes tenait en la simple aptitude à bander l’arc et à savoir viser au but. Les Scythes se divisaient en deux catégories : les laboureurs et les éleveurs. Ces derniers étaient très largement majoritaires et c’est d’ailleurs la taille de ces troupeaux qui déterminait la richesse de tel ou tel clan. Mais plus le troupeau était grand, plus il paissait rapidement et plus il fallait se déplacer au travers des steppes. Les terres étaient jalousement convoitées et sources de conflits. Les guerriers jouaient un rôle essentiel dans le maintien et la survie d’une communauté.


En 514 av J-C, arriva à Olbia le clan des Calios, dont le chef, Hermès Calios, venait de dépasser les quarante ans. Veuf de déjà deux femmes, il dirigeait son clan avec une volonté de père sans descendance. Il avait deux filles. Félia, la plus petite, avait quatre ans et Liluce à peine douze. Pas de fils. Il avait attendu longtemps et maintenant, il n’espérait plus. Sa première femme était morte d’un mal de poitrine et la seconde d’une fièvre que même les « racines Scythe », pourtant réputées dans le monde antique, n’avaient pu apaiser.


Hermès vieillissait et son âge était déjà très avancé si l’on considère l’époque et la rudesse de la vie nomade. Le vieil homme aimait ses filles, mais elles ne seraient jamais l’égal d’un homme. Jamais elles ne pourraient diriger le clan, le guider jusqu’aux pâturages et le long des sentiers, faire face aux attaques de clans rivaux, ou même, bander un arc. Liluce savait tirer, il lui avait appris avec son arc en W long de quatre-vingt centimètres, le plus grand de la tribu, alors que les autres ne mesuraient guère plus de soixante ou soixante-dix centimètres. A onze ans, elle avait mis la flèche au but.


La troupe avoisina les renforts de la ville alors que la nuit tombait, une nuit de plus sur les mois d’hiver. La terre ne formait plus de boue. Les chevaux crachaient des nuages brumeux de leurs nasaux et leurs sabots claquaient sur le sol gelé. Le clan avait ses habitudes. A cette époque de l’année, il séjournait toujours à Olbia et depuis quatre générations, les Calios mettaient pied à terre le long d’un petit bois de chêne situé à la lisière de la cité. Les roulottes se stoppaient et les troupeaux se resserraient autour des chariots de fourrage et d’eau. Prêt de quatre cent moutons à queues grasses, ainsi que cinquante chevaux, sans compter les bêtes que montaient les hommes du clan, occupèrent bientôt une large zone découverte. A l’abri du vent du nord, le long de la forêt, les foyers des feux résistaient longtemps et le camp s’organisa rapidement. Les jeunes allaient avec les femmes, ramasser du bois mort, pendant que les hommes répertoriaient les bêtes disparues et attendaient l’heure du repas en exécutant de menues activités.


Les Scythes étaient de fiers artisans, qu’ils soient sculpteurs, tisseurs, menuisiers ou forgerons. La femme s’occupait de filer, tisser, coudre la laine et de préparer le feutre. Elle avait peu de droits et s’astreignait surtout à une vie domestique et à la responsabilité des enfants.

Ainsi, ce soir là, les hommes s’étaient occupés des bêtes et patientaient autour des feux allumés. Leurs épouses achevaient la préparation des viandes, qu’ils dégusteraient en buvant du Koumys, du lait de jument, ou du vin grec dont ils étaient devenus de véritables amateurs. Le pain et le Hippace, sorte de fromage à base de Koumys, clôturaient une journée débutée avec les premiers rayons du soleil.


Hermès rejoignit ses filles autour de l’âtre, dont les flammes dansantes vers la haute nuit crépitaient à cause du bois par tout à fait sec. Il y avait quelques hommes de confiance, mais aucun ne pouvait se vanter d’un quelconque statut de préférence.

Toutefois, selon la coutume, Hermès avait déjà promis Liluce, son aînée, à un guerrier, Grégaès, veuf comme lui, lorsqu’elle atteindrait ses seize printemps. Les deux hommes parlaient très peu et la vie avançait selon des gestes et des habitudes quotidiens qui ne nécessitaient aucun commentaire. Grégaès n’avait pas voulu que Liluce l’épouse sans qu’elle n’accepte son sort. Il avait souhaité que, de son plein gré, elle manifeste l’envie de vivre à ses côtés. A ses douze ans, Liluce avait consentit à cette destinée. Grégaès était l’homme le plus singulier du clan, le plus adroit à l’arc et avait toujours montré un dévouement sans faille, combattant avec férocité les ennemis rencontrés au cours des semaines de pérégrinations.


Ils étaient sept à manger en silence, avec pour seul accompagnement, les échos des cris d’enfants venus des charriots voisins. Sept à se restaurer calmement : Liluce, Hermès, Grégaès, Félia, deux hommes qui garderaient le camp à tour de rôle pendant les heures nocturnes, et Rama, nourrice de la jeune Félia, dont le mari était mort il y a déjà cinq ans lors d’une chasse. Rama restait l’unique réconfort d’homme du chef Calios. Ils dormaient ensemble, souvent, à part. Elle n’avait jamais eu d’enfants et s’occupait de ceux d’Hermès comme s’il se fut agit des siens.

Liluce dormait avec sa sœur, dans une tente de peaux et de fourrures tendues sur une armature de bois, à l’apparence des yourtes Mongoles. Grégaès sommeillait non loin de là et restait constamment sur ses gardes. Très souvent, il participait aux rondes autour du camp. Il fallait protéger les bêtes des attaques de pumas, de loups, de panthères et d’autres prédateurs.


Le clan passait aux environs d’une semaine à s’installer pour un séjour d’une durée qui dépassait rarement un mois. Une partie des hommes partait à la chasse journalière, pendant que d’autres veillaient sur les bêtes avec les plus grands garçons ; à qui le savoir était transmit.

Liluce et Félia demeuraient en compagnie de Rama, à tanner les peaux, à confectionner le feutre, à jouer aussi. Liluce adorait par-dessus tout monter son cheval, rapide comme le vent et typiquement Scythe dans ses origines. Robuste et trapu, il l’emmenait sur de longues distances, parcourir les terres de pâtures occupées par le bétail. Grégaès l’accompagnait, à distance raisonnable, et ce, à chaque fois qu’Hermès ne désirait pas l’emmener à la chasse. Le chef vieillissant consentait à lui accorder ces moments car Liluce lui avait intimement expliqué que l’homme ne la touchait jamais et ne s’approchait d’elle qu’à sa demande. Sans quoi, il l’observait, la surveillait en quelque sorte. Et cette escorte rassurait Calios. Sa fille ne risquait pas le moindre danger, et lui pouvait partir, le cœur libre et délesté d’inquiétude, pour de longues pêches à l’embouchure du Boug ou en remontant le fleuve vers les terres.


Un soir, un peu plus de trois semaines après leur arrivée, Hermès et un groupe d’hommes du clan rejoignirent le camp à la suite d’une de ces journées écoulées à harponner les eaux poissonneuses. Ils revinrent avec des sortes d’énormes outres en osier où le fruit de la pêche avait été stocké au fur et à mesure des prises. Chaque famille reçut un nombre équitable de poissons, dont les Antarkaïos, variété sans arêtes particulièrement délicieuse, constituaient le met de choix. Le partage des richesses nouvelles ou accumulées faisait partie intégrante de la culture du clan. La totalité de ce qui était récolté, chassé, taillé, capturé, donnait lieu à une distribution raisonnable.

Les pêcheurs du jour eurent plus de poissons que ceux qui ne pêchèrent pas, quoique cela dépendit encore des besoins de chaque famille. Car, ceux qui ne pêchaient pas gardaient les bêtes de ceux qui pêchaient, ou confectionnait les vêtements d’autres, et ceci dans un cercle clos d’activités où la vie sociétaire avait trouvé un équilibre.

Le repas fut préparé selon les habitudes de Rama, avec l’aide de Félia qui s’amusait d’apprendre la cuisine sous l’égide de cette femme dévouée et aimante.


Hermès Calios, au coin du feu, réparait sa goryte ; fourreau de cuir où les Scythes rangeaient arc et flèches. Accroché le long d’une branche pendant sa dernière chasse au mouflon, l’étui n’avait pas résisté et un morceau de cuir déchiqueté pendait. Il s’appliquait à le remplacer. Etre chef n’impliquait pas pour lui d’avoir des serviteurs dans la communauté, mais simplement créer l’unité, qu’il y ait aussi peu de privilèges distinctifs que possible. Certes, le « roi », comme on l’appelait, possédait les meilleurs chevaux, s’alimentait des meilleurs plats, mais cela n’excédait personne. Hermès était le dirigeant, le référent. En cas de conflit, c’était à son avis que l’on se pliait.


Il en était à recoudre ensemble les nouvelles pièces de cuir sa goryte, quand tout à coup, le bétail se mit à gémir d’une seule voix rauque. Les chevaux et les moutons gémissaient dans la nuit. Hermès sut instinctivement quel danger se profilait et Liluce comprit également que les loups venaient de passer à l’attaque. Peut-être même avaient-ils déjà égorgé de faibles agneaux.

Elle vit son père s’emparer de son arc et de quelques flèches en laissant sa goryte au bord du feu, monter à cru sur sa jument et partir au galop, tandis que Grégaès et une dizaine d’autres de ses hommes le suivait vaillamment sous la lune d’un ciel dégagé.

Les bêtes s’étaient rapprochées les unes des autres. Les moutons bêlaient et les juments hennissaient en martelant lourdement le sol durci par le froid de la steppe. Les silhouettes des loups apparaissaient comme des tâches sombres sur l’éclat de la neige stagnante. Plusieurs salves de flèches furent tirées et certaines touchèrent leur cible. Les hommes n’avaient pas de torches. La lumière du feu aurait rendu trouble le lointain nocturne. Les flammes auraient magnifiquement dégagé la vue dans un rayon de deux à quatre mètres, mais par la même, les hommes n’auraient plus distingué les ombres en mouvement sur la plaine glacée.


Hermès, dans la précipitation, n’avait emporté que quelques flèches et se retrouva vite à court de projectiles. A sa ceinture, une hachette à simple tranchant ne le quittait jamais lors de ses déplacements, servant à fendre le bois, dépecer une bête, déraciner ou couper des plantes.

Cette fois, l’utilisation n’était plus passive mais défensive. Les hommes manquèrent très bientôt de flèches eux aussi et s’emparèrent alors de leurs lances et épées pour repousser la horde de loups dont les individus ne cessaient d’affluer. Ils se ruèrent sur les bêtes sauvages en se divisant par groupe de deux cavaliers sur chaque loup ; qu’ils se mettaient alors à poursuivre en hurlant.

Les combats furent acharnés, mais bientôt, les loups survivants fuirent vers la forêt d’où ils étaient parvenus. Pendant la bataille, Grégaès en tua quatre à lui seul et, se retournant en appelant ses compagnons à se regrouper, il vit des chevaux boiteux et des hommes à bout de souffle, certains blessés. Le chef manquait à l’appel. Ils crièrent son nom, dont l’écho s’insinua entre les arbres tout proches. Grégaès ordonna soudain d’aller chercher des torches.

Ils se séparèrent, et tout autour d’eux il y avait des dépouilles ; de chevaux égorgés, d’agneaux étripés, leur laine encore jeune et douce couverte du rouge de leur sang. Ils appelèrent encore longuement, sans aucune réponse. En se rapprochant de chaque cadavre, les hommes s’attardaient à éclairer le sol en s’abaissant légèrement pour que la source de lumière couvre avec précision la plus large zone possible. Ils ne mirent pas longtemps à le trouver, allongé sous le corps de son propre destrier qui lui avait brisé les os en retombant de tout son poids sur le pauvre homme. Aucun petit effluve brumeux n’émanait de ses narines ou de sa bouche. Il était mort et sa jument, le cœur lourd, respirait encore lentement. Ses yeux se révulsaient et sa langue pendait d’entre ses mâchoires. Une plaie béante était ouverte le long de son encolure.

Elle n’entendit pas Grégaès s’approcher et lever son bras. Il acheva la bête d’un coup de lance sans qu’elle ne pousse le moindre hennissement.


Les hommes dégagèrent le corps d’Hermès Calios, dernier dirigeant du nom, et revinrent en silence jusqu’au village de roulottes où les femmes et les enfants s’étaient cachés en attendant le retour des guerriers. Ils virent le mort et tous le reconnurent. Rama, Félia et Liluce s’écroulèrent en pleurs sur la dépouille inanimée. Grégaès avait clos ses yeux qui s’étaient figés dans la douleur de son passage à la vie d’outre-tombe. Le roi était mort, mais il en était pas un. C’était une appellation, un terme dont l’usage s’était répandu chez les membres du clan. Hermès, chef de la tribu, serait néanmoins enterré comme tel.

Il n’irait pas chez les Gerrhiens où les Kourganes des dieux-rois créèrent des collines où de simples plaines avaient été vierges de morts. Calios n’aurait pas sa place à leurs côtés, mais il aurait sa Kourgane, sa tombe.

Grégaès se mit à rechercher un endroit assez vaste, où la terre ne serait pas envahie de racines et de roches ; le gel occasionnerait déjà bien assez de difficultés.


Il n’y eut plus de chasses et de pêches pendant six jours. Grégaès et les hommes se mirent à creuser la grande fosse funéraire, où le défunt fut inhumé. On l’honora comme cela se faisait pour les plus grands, d’un banquet dont les restes seraient placés à ses côtés, ainsi que son cheval et des richesses d’or et d’argent, des amphores de vin et d’eau. Les corps ne fut ni éviscéré, ni embaumé. Hermès Calios fut revêtu de son armure de combat, en cuir bouilli, plaquée d’or, de fer et ouvragée de divinités séculaires.


Liluce observa la scène, silencieuse comme Rama. Félia pleurait souvent, Liluce jamais. Grégaès, en retrait, ne perdait des yeux la jeune fille aux courbes de femme. Ses cheveux noirs et raides voletaient dans le vent de la steppe et le froid dessinait des rougeurs mordantes sur ses joues rondes. Ses yeux plissés face aux bourrasques enfermaient en elle sa colère ; le brun vif de ses yeux ne se dévoilait même plus.

Sans mots dire, elle s’avança vers Grégaès, attirant l’attention de Rama qui ne la retint pas et elle l’enlaça sans qu’il n’esquisse le moindre mouvement. Puis il passa délicatement ses bras autour de son cou et, d’une main, il resserra sa tête contre son torse. Liluce ne pleurait pas.


- Apprends-moi à bander l’arc.

- Tu n’en as pas.

- Celui-ci.


Elle lui désigna l’immense arc de son père. L’arme gisait le long de Calios, puisque, selon la coutume, il devait être en sa possession pour « basculer ».


- Tu sais que je ne peux pas te laisser le prendre.

- Alors, tu m’en fabriqueras un. Aussi grand et aussi puissant, ou tu n’auras jamais d’enfants de mon ventre.


On referma la Kourgane sur Hermès Calios au levé du jour. Le travail prit quelques heures et la courte journée d’hiver déclinait lorsque l’ouvrage fut achevé.

Grégaès partit seul le soir même, à cheval, avec de la viande séchée et deux outres de vin grec. Il s’enfonça dans la forêt assombrie par la nuit, sans signaler la moindre destination, faiblement éclairé par la lueur d’une torche. Il avertit des hommes de son départ, pour quelques jours avait-il dit.


Le camp reprit sa vie quotidienne, avec un calme supplémentaire, une condoléance étalée sur la steppe. Les bêtes parcouraient des distances de plus en plus lointaines pour accéder aux pâtres. Les hommes veillaient tard la nuit. Les loups, parfois, revenaient. Il y avait déjà dix semaines que les nomades séjournaient et la nécessité de retourner vers les terres de l’Est grandissait de jour en jour. Il faudrait très vite redésigner un nouveau chef, car une communauté aussi grande sans dirigeant se déchirerait bientôt en plusieurs groupes, qui s’aventureraient seuls avec quelques bêtes vers les landes et le danger.

Félia et Liluce vivaient toujours avec Rama. Cette dernière avait, un temps, manifesté le devoir de retourner avec les autres membres du clan, puisque le chef, son amant, était maintenant décédé. Mais non, la petite Félia avait ardemment désiré qu’elle continue à vivre avec elles et Liluce n’y avait trouvé aucun obstacle.

Toutes les trois battaient le feutre, s’occupaient de la traite des juments et des brebis, confectionnaient les repas et le pain. Les sœurs s’amusaient beaucoup ensemble, mais Liluce devint de plus en plus distante et désormais, Félia dormait avec Rama dans la roulotte de son père. L’aînée partait souvent à dos de cheval, très tôt le matin, juste avant le levé du jour et ne revenait que le soir après le coucher du soleil. Rama s’inquiétait grandement, mais n’osait rien lui remarquer. En l’absence de Grégaès, la promenade était peu prudente, quand bien même durant le jour. Quatre nuits que le guerrier était parti. Les hommes discutaient autour du feu le soir, en recherchant quel membre du clan serait le plus avisé à la succession d’Hermès Calios et un seul nom résistait : Grégaès Sascas. Il était le futur époux de la fille de Calios, avait toujours su protéger le clan et n’avait pas son pareil pour régler les désaccords et éradiquer les mécontentements. Au fur et à mesure des colloques, tous se rejoignirent autour de cette conclusion : A son retour, Grégaès serait leur nouveau guide et roi.


Sixième jour que Grégaès s’était enfoncé dans les forêts d’Olbia. Liluce ne partit pas à cheval ce matin là ; il neigeait. Le jour se distinguait de la nuit par la lumière opaque envahissante, mais le brouillard effaçait l’horizon.

La journée passa dans la roulotte, où Rama conçut une poupée de peaux bourrée de fourrage à l’effigie d’un mouton que Félia aurait la surprise de découvrir à son réveil. Elle se reposait sur les épaisses fourrures de son père, d’où sa petite tête aux yeux clos dépassait. Rama veillait, comme toujours. Liluce allait et venait aux abords du camp, mais demeurait la plupart du temps non loin de Rama et Félia à l’intérieur ; dans un coin à l’écart, d’où elle pouvait soulever un pan de toile et observer. Pensive et absorbée, elle attendait son homme. Rama le savait et partager cette certitude n’aurait rien changé. Elle lui dit juste parfois : « Il va bientôt revenir », en radotant un peu. Liluce ne répondait jamais. Quelques fois, par consentement, elle remuait un peu la tête de haut en bas.


Au dix-huitième jour, il revint. Il sortit de l’orée du bois, à pieds, son cheval le suivant d’un pas. Le camp vint l’accueillir et l’aider à se libérer de sa monture. Les plus septiques avaient songé à sa mort et d’autres à un accident, mais tous l’avaient attendu et se trouvaient rassurés.

Après quelques mots succincts échangés avec les hommes, Grégaès convint de reprendre de plus longues paroles dès le soir tombé, lorsqu’ils les rejoindraient pour manger et boire.


Pendant son absence, Liluce avait eu treize ans et lui vingt-huit. Il s’avança dans la brume d’un pas sûr et déterminé. Liluce avait entendu les bruits, signaux de son retour et se tenait debout devant la tente où elle passait jadis ses nuits avec Félia. Elle savait que c’était lui et descendit doucement le léger accotement pour rejoindre sa silhouette. Dans un environnement où seuls le vent et la neige occupaient l’ouïe et la vue, elle s’approcha de lui qui ne bougeait plus. Quand elle fut proche de lui, prête à lui tendre les bras, il lui fit signe de s’arrêter. Du tour de son cou, où une barbe avait poussé, il décrocha une goryte d’où dépassait une dizaine de flèches et l’embout en os d’un arc. Grégaès s’avança d’un dernier mètre et lui passa l’étui de cuir en bandoulière, s’assurant délicatement que la sangle ne lui lacérait pas le dos. Un premier temps immobile, elle se rua sur lui et, en un regard, lui tendit ses lèvres. Il se courba comme pour ramasser un morceau de bois et l’étreignit en la soulevant légèrement de terre, comme s’il eut cueillit une fleur.


Le soir, Grégaès rejoignit les hommes pour le repas. Le feu réchauffait mais l’air était froid, trop froid. Ils avaient installé une grande tente où se réunir pour les veillées, où les décisions importantes étaient prises, d’ordinaire sous l’autorité du chef. Seulement, ce soir, c’était un chef qu’il leur fallut convaincre. L’attention se porta sur Grégaès et le guerrier ressentit le poids de l’espérance des hommes qui l’entouraient. Ils avaient patiemment attendu son retour et désiraient qu’il accepte maintenant l’honneur qui lui était fait.

Le temps de la décision fut partagé entre le repas, qu’il consomma en silence, et un long moment où il demeura seul au bord du grand feu qui s’étouffait petit à petit à l’extérieur. Pas un homme ne vint le déranger, comme s’il méditait en songeant aux morts, aux vivants, aux enfants qui naitraient ; à un avenir auquel son esprit n’avait jamais réellement aspirer. Liluce ne s’était pas couchée et, naturellement, elle l’observait d’assez loin pour ne pas le déranger sans que les traits de son visage concentré et décontenancé ne se confondent dans les lueurs des flammes. Elle s’approcha de lui, lentement, jusqu’à ce qu’il palpe sa présence plus qu’il ne pouvait la percevoir. Alors, elle s’avança encore, se blottit dans ses bras et le froid extrême de la nuit ne l’atteignit plus.


Les hommes, restés sous la tente à attendre, épiaient les uns à la suite des autres les moindres mouvements de Grégaès. A défaut de comprendre les échanges qu’il entretenait avec Liluce, ils se concentraient sur leur attente. Ils n’étaient pas dans l’ignorance totale et se doutaient bien que la discussion devait influencer le choix de Grégaès Sascas.

Liluce finit par aller s’allonger sous sa « yourte » et Grégaès regagna le colloque. Il s’assit à sa place et commença sans laisser une pause ou un silence : « Moi, Grégaès Sascas, j’accepte de devenir votre chef ». Là, les hommes hurlèrent de joie et Grégaès leva la main car il n’avait pas terminé : « En ce jour, je déclare aussi que notre clan ne prendra pas mon nom. Nous demeurerons le « Clan des Calios », et, de part mon union avec Liluce, lorsqu’elle aura atteint ses seize ans, je prendrais moi-même ce nom. Je ne désire pas être seul dans ma tâche et sachez que Liluce prendra part à toutes nos réunions à l’avenir. Toute décision finale sera mienne, à la suite de nos échanges, mais sachez respecter sa parole comme nous le faisons pour chacun d’entre nous. »


Personne ne répondit et Grégaès fut satisfait. L’assemblée des hommes fut quelque peu surprise de ces étranges transgressions aux coutumes et habitudes établies, mais ils reconnaissaient en Liluce la digne fille de son père, une cavalière émérite et maintenant, une véritable femme de chef sur qui il faudrait compter.

Trois jours plus tard, le camp fut levé et les chariots traçaient dans la neige des sillons qui, au milieu des empreintes de sabots des chevaux et des pieds de moutons, marquaient le sol d’une ligne vers l’est.


Jusqu’à ce que Liluce dépassa son quinzième automne et aborda l’hiver de ses seize ans, Grégaès s’était engagé à ne pas s’unir à elle ; parole donnée jadis à Hermès et aux membres du clan. Ils ne dormaient pas ensemble et il ne la touchait que très peu. Il faisait preuve d’un respect entier et sans dérapages, en l’honneur de son père, mais surtout pour son intégrité et sa vertu.

En une année, le clan parcourait le territoire Scythe d’Est en Ouest et d’Ouest en Est en un simili d’aller-retour. Les terres étaient vastes et boisées, les pâturages frais et gras. Aussi souvent que faire se peut, Grégaès et Liluce dévalaient ensemble les collines et les plaines, à cheval ou à pieds. Il l’emmenait à la pêche où il lui apprenait à harponner, en forêt où les racines médicinales et les plantes comestibles étaient cueillies, mais tout particulièrement à la chasse. Il lui apprit à tirer sur une cible mouvante, comme un mouflon ou un sanglier, à ne pas faire le moindre bruit, à marcher contre le vent, autant de détails qui faisaient de lui le meilleur chasseur des Calios.

Liluce assimilait facilement les explications. Sa délicatesse et sa patience firent bientôt d’elle une excellente traqueuse. Néanmoins, une chose lui résistait, une activité pour laquelle il lui faudrait prendre de l’âge et de la force : le bandage de son arc.

A quinze ans, elle décochait ses flèches depuis son cheval au galop et tuait un coup sur deux. Elle confectionnait ses traits avec Grégaès, le soir, alors que Félia et Rama la regardait devenir l’égal d’un homme avec fierté. Félia s’endormait, bercée par le crépitement et la danse des flammes. Rama la soulevait de terre et regagnait la chaleur sans bourrasques de la roulotte. Les futurs amants et époux demeuraient encore longtemps, seuls devant l’âtre. Liluce se blottissait contre lui, immobile mais réceptif et la recouvrant d’un pan de la double fourrure qu’il ouvrait à son approche.


Les semaines s’écoulèrent ainsi, entre les soirées consumées sous un ciel nocturne et les heures de chasse, de pêche, de promenade et de partage des instants diurnes. Grégaès transmit son savoir d’homme et Liluce sa tendresse de jeune femme.

Ils s’unirent en une cérémonie qui dura neuf jours. A dix-sept ans, Liluce parvint à tendre la corde de son arc, comme l’avait Skythès, l’ancêtre des rois Scythe, en l’enserrant habilement derrière l’une de ses cuisses et en prenant appui par-dessus l’autre.


Une enfant naquit ; Esa, que Grégaès vit grandir jusqu’à sa cinquante et unième année, où il céda à la mort en défendant une fois de plus le clan qui l’avait vu naître et maintenant disparaître. Esa montait et tirait comme son père et avait épousé un guerrier, comme le veut la tradition. Liluce, veuve, refusa de partager sa couche avec un autre et conserva son influence sur l’avenir du clan. Il n’y eut aucun autre exemple du même type dans toute l’histoire Scythe, mais les femmes devinrent, au fil des décennies et des siècles, pour les cavalières les plus habiles, des guerrières à part entière auxquelles étaient enseignées les techniques de tir et le maniement des armes.



JUmo.2008.