vendredi 22 août 2008

Légende Scythe.


Légende Scythe.



Aux alentours du VIe siècle avant J-C, au bord de la mer noire. Le peuple des Scythes occupe tout le littoral nord ainsi que les steppes, depuis le fleuve Dniestr à l’Ouest, jusqu’aux lointaines terres de l’Altaï ; où les monts fleurissent à la frontière de la Mongolie. Les Scythes sont des nomades, auxquels aucun autre qualificatif ne saurait être plus adapté. Peuple méconnu, il est devenu l’emblème du courage et de la résistance. Au cours des quatre siècles de leur existence, ils se sont imposés par leur force de caractère, leur unité au combat et une mobilité sans égale. La cavalerie, les archers-montés, seront crains par toutes les armées, jusqu’aux Perses.


Ils conquirent l’Asie à trois reprises, soumettant entre autres, les Assyriens, les Caucasiens, les Thraces, les Massagètes, les Sauromates et les Perses. Les vestiges de leurs richesses sont parvenus à parcourir les siècles sous la forme de statues, d’ornements de vêtements, d’armes, fabriqués ou décorés d’or et de précieuses pierreries. Les fines gravures illustrant les combats, les divinités et les origines légendaires des Scythes s’agrémentent de nombreuses affiliations aux icônes animales.


Nomades, qualifiés de « barbares » par leurs voisins du Proche-Orient, ils comptent aussi bon nombre de paysans, la plupart éleveurs de bétail : Moutons, bêtes à cornes et chevaux généralement.

Olbia, cité fondée par les grecs à l’embouchure du Boug était née de l’entente établie entre les deux peuples. Des agriculteurs grecs vivaient donc entourés de nombreux Scythes et, à l’époque, les relations de bon voisinage maintenaient un équilibre très agréable.


L’histoire se déroule donc au sixième siècle avant notre ère, sur les rives du Boug et les terres de la ville d’Olbia. Les Scythes étaient très conservateurs et attachés à leurs traditions. Les enfants étaient « cavaliers de naissance » et maniaient l’arc dès que leur dextérité le leur permettait. Les hommes passaient la plupart de leur journée à cheval, armés en permanence. La condition pour être admis parmi les hommes tenait en la simple aptitude à bander l’arc et à savoir viser au but. Les Scythes se divisaient en deux catégories : les laboureurs et les éleveurs. Ces derniers étaient très largement majoritaires et c’est d’ailleurs la taille de ces troupeaux qui déterminait la richesse de tel ou tel clan. Mais plus le troupeau était grand, plus il paissait rapidement et plus il fallait se déplacer au travers des steppes. Les terres étaient jalousement convoitées et sources de conflits. Les guerriers jouaient un rôle essentiel dans le maintien et la survie d’une communauté.


En 514 av J-C, arriva à Olbia le clan des Calios, dont le chef, Hermès Calios, venait de dépasser les quarante ans. Veuf de déjà deux femmes, il dirigeait son clan avec une volonté de père sans descendance. Il avait deux filles. Félia, la plus petite, avait quatre ans et Liluce à peine douze. Pas de fils. Il avait attendu longtemps et maintenant, il n’espérait plus. Sa première femme était morte d’un mal de poitrine et la seconde d’une fièvre que même les « racines Scythe », pourtant réputées dans le monde antique, n’avaient pu apaiser.


Hermès vieillissait et son âge était déjà très avancé si l’on considère l’époque et la rudesse de la vie nomade. Le vieil homme aimait ses filles, mais elles ne seraient jamais l’égal d’un homme. Jamais elles ne pourraient diriger le clan, le guider jusqu’aux pâturages et le long des sentiers, faire face aux attaques de clans rivaux, ou même, bander un arc. Liluce savait tirer, il lui avait appris avec son arc en W long de quatre-vingt centimètres, le plus grand de la tribu, alors que les autres ne mesuraient guère plus de soixante ou soixante-dix centimètres. A onze ans, elle avait mis la flèche au but.


La troupe avoisina les renforts de la ville alors que la nuit tombait, une nuit de plus sur les mois d’hiver. La terre ne formait plus de boue. Les chevaux crachaient des nuages brumeux de leurs nasaux et leurs sabots claquaient sur le sol gelé. Le clan avait ses habitudes. A cette époque de l’année, il séjournait toujours à Olbia et depuis quatre générations, les Calios mettaient pied à terre le long d’un petit bois de chêne situé à la lisière de la cité. Les roulottes se stoppaient et les troupeaux se resserraient autour des chariots de fourrage et d’eau. Prêt de quatre cent moutons à queues grasses, ainsi que cinquante chevaux, sans compter les bêtes que montaient les hommes du clan, occupèrent bientôt une large zone découverte. A l’abri du vent du nord, le long de la forêt, les foyers des feux résistaient longtemps et le camp s’organisa rapidement. Les jeunes allaient avec les femmes, ramasser du bois mort, pendant que les hommes répertoriaient les bêtes disparues et attendaient l’heure du repas en exécutant de menues activités.


Les Scythes étaient de fiers artisans, qu’ils soient sculpteurs, tisseurs, menuisiers ou forgerons. La femme s’occupait de filer, tisser, coudre la laine et de préparer le feutre. Elle avait peu de droits et s’astreignait surtout à une vie domestique et à la responsabilité des enfants.

Ainsi, ce soir là, les hommes s’étaient occupés des bêtes et patientaient autour des feux allumés. Leurs épouses achevaient la préparation des viandes, qu’ils dégusteraient en buvant du Koumys, du lait de jument, ou du vin grec dont ils étaient devenus de véritables amateurs. Le pain et le Hippace, sorte de fromage à base de Koumys, clôturaient une journée débutée avec les premiers rayons du soleil.


Hermès rejoignit ses filles autour de l’âtre, dont les flammes dansantes vers la haute nuit crépitaient à cause du bois par tout à fait sec. Il y avait quelques hommes de confiance, mais aucun ne pouvait se vanter d’un quelconque statut de préférence.

Toutefois, selon la coutume, Hermès avait déjà promis Liluce, son aînée, à un guerrier, Grégaès, veuf comme lui, lorsqu’elle atteindrait ses seize printemps. Les deux hommes parlaient très peu et la vie avançait selon des gestes et des habitudes quotidiens qui ne nécessitaient aucun commentaire. Grégaès n’avait pas voulu que Liluce l’épouse sans qu’elle n’accepte son sort. Il avait souhaité que, de son plein gré, elle manifeste l’envie de vivre à ses côtés. A ses douze ans, Liluce avait consentit à cette destinée. Grégaès était l’homme le plus singulier du clan, le plus adroit à l’arc et avait toujours montré un dévouement sans faille, combattant avec férocité les ennemis rencontrés au cours des semaines de pérégrinations.


Ils étaient sept à manger en silence, avec pour seul accompagnement, les échos des cris d’enfants venus des charriots voisins. Sept à se restaurer calmement : Liluce, Hermès, Grégaès, Félia, deux hommes qui garderaient le camp à tour de rôle pendant les heures nocturnes, et Rama, nourrice de la jeune Félia, dont le mari était mort il y a déjà cinq ans lors d’une chasse. Rama restait l’unique réconfort d’homme du chef Calios. Ils dormaient ensemble, souvent, à part. Elle n’avait jamais eu d’enfants et s’occupait de ceux d’Hermès comme s’il se fut agit des siens.

Liluce dormait avec sa sœur, dans une tente de peaux et de fourrures tendues sur une armature de bois, à l’apparence des yourtes Mongoles. Grégaès sommeillait non loin de là et restait constamment sur ses gardes. Très souvent, il participait aux rondes autour du camp. Il fallait protéger les bêtes des attaques de pumas, de loups, de panthères et d’autres prédateurs.


Le clan passait aux environs d’une semaine à s’installer pour un séjour d’une durée qui dépassait rarement un mois. Une partie des hommes partait à la chasse journalière, pendant que d’autres veillaient sur les bêtes avec les plus grands garçons ; à qui le savoir était transmit.

Liluce et Félia demeuraient en compagnie de Rama, à tanner les peaux, à confectionner le feutre, à jouer aussi. Liluce adorait par-dessus tout monter son cheval, rapide comme le vent et typiquement Scythe dans ses origines. Robuste et trapu, il l’emmenait sur de longues distances, parcourir les terres de pâtures occupées par le bétail. Grégaès l’accompagnait, à distance raisonnable, et ce, à chaque fois qu’Hermès ne désirait pas l’emmener à la chasse. Le chef vieillissant consentait à lui accorder ces moments car Liluce lui avait intimement expliqué que l’homme ne la touchait jamais et ne s’approchait d’elle qu’à sa demande. Sans quoi, il l’observait, la surveillait en quelque sorte. Et cette escorte rassurait Calios. Sa fille ne risquait pas le moindre danger, et lui pouvait partir, le cœur libre et délesté d’inquiétude, pour de longues pêches à l’embouchure du Boug ou en remontant le fleuve vers les terres.


Un soir, un peu plus de trois semaines après leur arrivée, Hermès et un groupe d’hommes du clan rejoignirent le camp à la suite d’une de ces journées écoulées à harponner les eaux poissonneuses. Ils revinrent avec des sortes d’énormes outres en osier où le fruit de la pêche avait été stocké au fur et à mesure des prises. Chaque famille reçut un nombre équitable de poissons, dont les Antarkaïos, variété sans arêtes particulièrement délicieuse, constituaient le met de choix. Le partage des richesses nouvelles ou accumulées faisait partie intégrante de la culture du clan. La totalité de ce qui était récolté, chassé, taillé, capturé, donnait lieu à une distribution raisonnable.

Les pêcheurs du jour eurent plus de poissons que ceux qui ne pêchèrent pas, quoique cela dépendit encore des besoins de chaque famille. Car, ceux qui ne pêchaient pas gardaient les bêtes de ceux qui pêchaient, ou confectionnait les vêtements d’autres, et ceci dans un cercle clos d’activités où la vie sociétaire avait trouvé un équilibre.

Le repas fut préparé selon les habitudes de Rama, avec l’aide de Félia qui s’amusait d’apprendre la cuisine sous l’égide de cette femme dévouée et aimante.


Hermès Calios, au coin du feu, réparait sa goryte ; fourreau de cuir où les Scythes rangeaient arc et flèches. Accroché le long d’une branche pendant sa dernière chasse au mouflon, l’étui n’avait pas résisté et un morceau de cuir déchiqueté pendait. Il s’appliquait à le remplacer. Etre chef n’impliquait pas pour lui d’avoir des serviteurs dans la communauté, mais simplement créer l’unité, qu’il y ait aussi peu de privilèges distinctifs que possible. Certes, le « roi », comme on l’appelait, possédait les meilleurs chevaux, s’alimentait des meilleurs plats, mais cela n’excédait personne. Hermès était le dirigeant, le référent. En cas de conflit, c’était à son avis que l’on se pliait.


Il en était à recoudre ensemble les nouvelles pièces de cuir sa goryte, quand tout à coup, le bétail se mit à gémir d’une seule voix rauque. Les chevaux et les moutons gémissaient dans la nuit. Hermès sut instinctivement quel danger se profilait et Liluce comprit également que les loups venaient de passer à l’attaque. Peut-être même avaient-ils déjà égorgé de faibles agneaux.

Elle vit son père s’emparer de son arc et de quelques flèches en laissant sa goryte au bord du feu, monter à cru sur sa jument et partir au galop, tandis que Grégaès et une dizaine d’autres de ses hommes le suivait vaillamment sous la lune d’un ciel dégagé.

Les bêtes s’étaient rapprochées les unes des autres. Les moutons bêlaient et les juments hennissaient en martelant lourdement le sol durci par le froid de la steppe. Les silhouettes des loups apparaissaient comme des tâches sombres sur l’éclat de la neige stagnante. Plusieurs salves de flèches furent tirées et certaines touchèrent leur cible. Les hommes n’avaient pas de torches. La lumière du feu aurait rendu trouble le lointain nocturne. Les flammes auraient magnifiquement dégagé la vue dans un rayon de deux à quatre mètres, mais par la même, les hommes n’auraient plus distingué les ombres en mouvement sur la plaine glacée.


Hermès, dans la précipitation, n’avait emporté que quelques flèches et se retrouva vite à court de projectiles. A sa ceinture, une hachette à simple tranchant ne le quittait jamais lors de ses déplacements, servant à fendre le bois, dépecer une bête, déraciner ou couper des plantes.

Cette fois, l’utilisation n’était plus passive mais défensive. Les hommes manquèrent très bientôt de flèches eux aussi et s’emparèrent alors de leurs lances et épées pour repousser la horde de loups dont les individus ne cessaient d’affluer. Ils se ruèrent sur les bêtes sauvages en se divisant par groupe de deux cavaliers sur chaque loup ; qu’ils se mettaient alors à poursuivre en hurlant.

Les combats furent acharnés, mais bientôt, les loups survivants fuirent vers la forêt d’où ils étaient parvenus. Pendant la bataille, Grégaès en tua quatre à lui seul et, se retournant en appelant ses compagnons à se regrouper, il vit des chevaux boiteux et des hommes à bout de souffle, certains blessés. Le chef manquait à l’appel. Ils crièrent son nom, dont l’écho s’insinua entre les arbres tout proches. Grégaès ordonna soudain d’aller chercher des torches.

Ils se séparèrent, et tout autour d’eux il y avait des dépouilles ; de chevaux égorgés, d’agneaux étripés, leur laine encore jeune et douce couverte du rouge de leur sang. Ils appelèrent encore longuement, sans aucune réponse. En se rapprochant de chaque cadavre, les hommes s’attardaient à éclairer le sol en s’abaissant légèrement pour que la source de lumière couvre avec précision la plus large zone possible. Ils ne mirent pas longtemps à le trouver, allongé sous le corps de son propre destrier qui lui avait brisé les os en retombant de tout son poids sur le pauvre homme. Aucun petit effluve brumeux n’émanait de ses narines ou de sa bouche. Il était mort et sa jument, le cœur lourd, respirait encore lentement. Ses yeux se révulsaient et sa langue pendait d’entre ses mâchoires. Une plaie béante était ouverte le long de son encolure.

Elle n’entendit pas Grégaès s’approcher et lever son bras. Il acheva la bête d’un coup de lance sans qu’elle ne pousse le moindre hennissement.


Les hommes dégagèrent le corps d’Hermès Calios, dernier dirigeant du nom, et revinrent en silence jusqu’au village de roulottes où les femmes et les enfants s’étaient cachés en attendant le retour des guerriers. Ils virent le mort et tous le reconnurent. Rama, Félia et Liluce s’écroulèrent en pleurs sur la dépouille inanimée. Grégaès avait clos ses yeux qui s’étaient figés dans la douleur de son passage à la vie d’outre-tombe. Le roi était mort, mais il en était pas un. C’était une appellation, un terme dont l’usage s’était répandu chez les membres du clan. Hermès, chef de la tribu, serait néanmoins enterré comme tel.

Il n’irait pas chez les Gerrhiens où les Kourganes des dieux-rois créèrent des collines où de simples plaines avaient été vierges de morts. Calios n’aurait pas sa place à leurs côtés, mais il aurait sa Kourgane, sa tombe.

Grégaès se mit à rechercher un endroit assez vaste, où la terre ne serait pas envahie de racines et de roches ; le gel occasionnerait déjà bien assez de difficultés.


Il n’y eut plus de chasses et de pêches pendant six jours. Grégaès et les hommes se mirent à creuser la grande fosse funéraire, où le défunt fut inhumé. On l’honora comme cela se faisait pour les plus grands, d’un banquet dont les restes seraient placés à ses côtés, ainsi que son cheval et des richesses d’or et d’argent, des amphores de vin et d’eau. Les corps ne fut ni éviscéré, ni embaumé. Hermès Calios fut revêtu de son armure de combat, en cuir bouilli, plaquée d’or, de fer et ouvragée de divinités séculaires.


Liluce observa la scène, silencieuse comme Rama. Félia pleurait souvent, Liluce jamais. Grégaès, en retrait, ne perdait des yeux la jeune fille aux courbes de femme. Ses cheveux noirs et raides voletaient dans le vent de la steppe et le froid dessinait des rougeurs mordantes sur ses joues rondes. Ses yeux plissés face aux bourrasques enfermaient en elle sa colère ; le brun vif de ses yeux ne se dévoilait même plus.

Sans mots dire, elle s’avança vers Grégaès, attirant l’attention de Rama qui ne la retint pas et elle l’enlaça sans qu’il n’esquisse le moindre mouvement. Puis il passa délicatement ses bras autour de son cou et, d’une main, il resserra sa tête contre son torse. Liluce ne pleurait pas.


- Apprends-moi à bander l’arc.

- Tu n’en as pas.

- Celui-ci.


Elle lui désigna l’immense arc de son père. L’arme gisait le long de Calios, puisque, selon la coutume, il devait être en sa possession pour « basculer ».


- Tu sais que je ne peux pas te laisser le prendre.

- Alors, tu m’en fabriqueras un. Aussi grand et aussi puissant, ou tu n’auras jamais d’enfants de mon ventre.


On referma la Kourgane sur Hermès Calios au levé du jour. Le travail prit quelques heures et la courte journée d’hiver déclinait lorsque l’ouvrage fut achevé.

Grégaès partit seul le soir même, à cheval, avec de la viande séchée et deux outres de vin grec. Il s’enfonça dans la forêt assombrie par la nuit, sans signaler la moindre destination, faiblement éclairé par la lueur d’une torche. Il avertit des hommes de son départ, pour quelques jours avait-il dit.


Le camp reprit sa vie quotidienne, avec un calme supplémentaire, une condoléance étalée sur la steppe. Les bêtes parcouraient des distances de plus en plus lointaines pour accéder aux pâtres. Les hommes veillaient tard la nuit. Les loups, parfois, revenaient. Il y avait déjà dix semaines que les nomades séjournaient et la nécessité de retourner vers les terres de l’Est grandissait de jour en jour. Il faudrait très vite redésigner un nouveau chef, car une communauté aussi grande sans dirigeant se déchirerait bientôt en plusieurs groupes, qui s’aventureraient seuls avec quelques bêtes vers les landes et le danger.

Félia et Liluce vivaient toujours avec Rama. Cette dernière avait, un temps, manifesté le devoir de retourner avec les autres membres du clan, puisque le chef, son amant, était maintenant décédé. Mais non, la petite Félia avait ardemment désiré qu’elle continue à vivre avec elles et Liluce n’y avait trouvé aucun obstacle.

Toutes les trois battaient le feutre, s’occupaient de la traite des juments et des brebis, confectionnaient les repas et le pain. Les sœurs s’amusaient beaucoup ensemble, mais Liluce devint de plus en plus distante et désormais, Félia dormait avec Rama dans la roulotte de son père. L’aînée partait souvent à dos de cheval, très tôt le matin, juste avant le levé du jour et ne revenait que le soir après le coucher du soleil. Rama s’inquiétait grandement, mais n’osait rien lui remarquer. En l’absence de Grégaès, la promenade était peu prudente, quand bien même durant le jour. Quatre nuits que le guerrier était parti. Les hommes discutaient autour du feu le soir, en recherchant quel membre du clan serait le plus avisé à la succession d’Hermès Calios et un seul nom résistait : Grégaès Sascas. Il était le futur époux de la fille de Calios, avait toujours su protéger le clan et n’avait pas son pareil pour régler les désaccords et éradiquer les mécontentements. Au fur et à mesure des colloques, tous se rejoignirent autour de cette conclusion : A son retour, Grégaès serait leur nouveau guide et roi.


Sixième jour que Grégaès s’était enfoncé dans les forêts d’Olbia. Liluce ne partit pas à cheval ce matin là ; il neigeait. Le jour se distinguait de la nuit par la lumière opaque envahissante, mais le brouillard effaçait l’horizon.

La journée passa dans la roulotte, où Rama conçut une poupée de peaux bourrée de fourrage à l’effigie d’un mouton que Félia aurait la surprise de découvrir à son réveil. Elle se reposait sur les épaisses fourrures de son père, d’où sa petite tête aux yeux clos dépassait. Rama veillait, comme toujours. Liluce allait et venait aux abords du camp, mais demeurait la plupart du temps non loin de Rama et Félia à l’intérieur ; dans un coin à l’écart, d’où elle pouvait soulever un pan de toile et observer. Pensive et absorbée, elle attendait son homme. Rama le savait et partager cette certitude n’aurait rien changé. Elle lui dit juste parfois : « Il va bientôt revenir », en radotant un peu. Liluce ne répondait jamais. Quelques fois, par consentement, elle remuait un peu la tête de haut en bas.


Au dix-huitième jour, il revint. Il sortit de l’orée du bois, à pieds, son cheval le suivant d’un pas. Le camp vint l’accueillir et l’aider à se libérer de sa monture. Les plus septiques avaient songé à sa mort et d’autres à un accident, mais tous l’avaient attendu et se trouvaient rassurés.

Après quelques mots succincts échangés avec les hommes, Grégaès convint de reprendre de plus longues paroles dès le soir tombé, lorsqu’ils les rejoindraient pour manger et boire.


Pendant son absence, Liluce avait eu treize ans et lui vingt-huit. Il s’avança dans la brume d’un pas sûr et déterminé. Liluce avait entendu les bruits, signaux de son retour et se tenait debout devant la tente où elle passait jadis ses nuits avec Félia. Elle savait que c’était lui et descendit doucement le léger accotement pour rejoindre sa silhouette. Dans un environnement où seuls le vent et la neige occupaient l’ouïe et la vue, elle s’approcha de lui qui ne bougeait plus. Quand elle fut proche de lui, prête à lui tendre les bras, il lui fit signe de s’arrêter. Du tour de son cou, où une barbe avait poussé, il décrocha une goryte d’où dépassait une dizaine de flèches et l’embout en os d’un arc. Grégaès s’avança d’un dernier mètre et lui passa l’étui de cuir en bandoulière, s’assurant délicatement que la sangle ne lui lacérait pas le dos. Un premier temps immobile, elle se rua sur lui et, en un regard, lui tendit ses lèvres. Il se courba comme pour ramasser un morceau de bois et l’étreignit en la soulevant légèrement de terre, comme s’il eut cueillit une fleur.


Le soir, Grégaès rejoignit les hommes pour le repas. Le feu réchauffait mais l’air était froid, trop froid. Ils avaient installé une grande tente où se réunir pour les veillées, où les décisions importantes étaient prises, d’ordinaire sous l’autorité du chef. Seulement, ce soir, c’était un chef qu’il leur fallut convaincre. L’attention se porta sur Grégaès et le guerrier ressentit le poids de l’espérance des hommes qui l’entouraient. Ils avaient patiemment attendu son retour et désiraient qu’il accepte maintenant l’honneur qui lui était fait.

Le temps de la décision fut partagé entre le repas, qu’il consomma en silence, et un long moment où il demeura seul au bord du grand feu qui s’étouffait petit à petit à l’extérieur. Pas un homme ne vint le déranger, comme s’il méditait en songeant aux morts, aux vivants, aux enfants qui naitraient ; à un avenir auquel son esprit n’avait jamais réellement aspirer. Liluce ne s’était pas couchée et, naturellement, elle l’observait d’assez loin pour ne pas le déranger sans que les traits de son visage concentré et décontenancé ne se confondent dans les lueurs des flammes. Elle s’approcha de lui, lentement, jusqu’à ce qu’il palpe sa présence plus qu’il ne pouvait la percevoir. Alors, elle s’avança encore, se blottit dans ses bras et le froid extrême de la nuit ne l’atteignit plus.


Les hommes, restés sous la tente à attendre, épiaient les uns à la suite des autres les moindres mouvements de Grégaès. A défaut de comprendre les échanges qu’il entretenait avec Liluce, ils se concentraient sur leur attente. Ils n’étaient pas dans l’ignorance totale et se doutaient bien que la discussion devait influencer le choix de Grégaès Sascas.

Liluce finit par aller s’allonger sous sa « yourte » et Grégaès regagna le colloque. Il s’assit à sa place et commença sans laisser une pause ou un silence : « Moi, Grégaès Sascas, j’accepte de devenir votre chef ». Là, les hommes hurlèrent de joie et Grégaès leva la main car il n’avait pas terminé : « En ce jour, je déclare aussi que notre clan ne prendra pas mon nom. Nous demeurerons le « Clan des Calios », et, de part mon union avec Liluce, lorsqu’elle aura atteint ses seize ans, je prendrais moi-même ce nom. Je ne désire pas être seul dans ma tâche et sachez que Liluce prendra part à toutes nos réunions à l’avenir. Toute décision finale sera mienne, à la suite de nos échanges, mais sachez respecter sa parole comme nous le faisons pour chacun d’entre nous. »


Personne ne répondit et Grégaès fut satisfait. L’assemblée des hommes fut quelque peu surprise de ces étranges transgressions aux coutumes et habitudes établies, mais ils reconnaissaient en Liluce la digne fille de son père, une cavalière émérite et maintenant, une véritable femme de chef sur qui il faudrait compter.

Trois jours plus tard, le camp fut levé et les chariots traçaient dans la neige des sillons qui, au milieu des empreintes de sabots des chevaux et des pieds de moutons, marquaient le sol d’une ligne vers l’est.


Jusqu’à ce que Liluce dépassa son quinzième automne et aborda l’hiver de ses seize ans, Grégaès s’était engagé à ne pas s’unir à elle ; parole donnée jadis à Hermès et aux membres du clan. Ils ne dormaient pas ensemble et il ne la touchait que très peu. Il faisait preuve d’un respect entier et sans dérapages, en l’honneur de son père, mais surtout pour son intégrité et sa vertu.

En une année, le clan parcourait le territoire Scythe d’Est en Ouest et d’Ouest en Est en un simili d’aller-retour. Les terres étaient vastes et boisées, les pâturages frais et gras. Aussi souvent que faire se peut, Grégaès et Liluce dévalaient ensemble les collines et les plaines, à cheval ou à pieds. Il l’emmenait à la pêche où il lui apprenait à harponner, en forêt où les racines médicinales et les plantes comestibles étaient cueillies, mais tout particulièrement à la chasse. Il lui apprit à tirer sur une cible mouvante, comme un mouflon ou un sanglier, à ne pas faire le moindre bruit, à marcher contre le vent, autant de détails qui faisaient de lui le meilleur chasseur des Calios.

Liluce assimilait facilement les explications. Sa délicatesse et sa patience firent bientôt d’elle une excellente traqueuse. Néanmoins, une chose lui résistait, une activité pour laquelle il lui faudrait prendre de l’âge et de la force : le bandage de son arc.

A quinze ans, elle décochait ses flèches depuis son cheval au galop et tuait un coup sur deux. Elle confectionnait ses traits avec Grégaès, le soir, alors que Félia et Rama la regardait devenir l’égal d’un homme avec fierté. Félia s’endormait, bercée par le crépitement et la danse des flammes. Rama la soulevait de terre et regagnait la chaleur sans bourrasques de la roulotte. Les futurs amants et époux demeuraient encore longtemps, seuls devant l’âtre. Liluce se blottissait contre lui, immobile mais réceptif et la recouvrant d’un pan de la double fourrure qu’il ouvrait à son approche.


Les semaines s’écoulèrent ainsi, entre les soirées consumées sous un ciel nocturne et les heures de chasse, de pêche, de promenade et de partage des instants diurnes. Grégaès transmit son savoir d’homme et Liluce sa tendresse de jeune femme.

Ils s’unirent en une cérémonie qui dura neuf jours. A dix-sept ans, Liluce parvint à tendre la corde de son arc, comme l’avait Skythès, l’ancêtre des rois Scythe, en l’enserrant habilement derrière l’une de ses cuisses et en prenant appui par-dessus l’autre.


Une enfant naquit ; Esa, que Grégaès vit grandir jusqu’à sa cinquante et unième année, où il céda à la mort en défendant une fois de plus le clan qui l’avait vu naître et maintenant disparaître. Esa montait et tirait comme son père et avait épousé un guerrier, comme le veut la tradition. Liluce, veuve, refusa de partager sa couche avec un autre et conserva son influence sur l’avenir du clan. Il n’y eut aucun autre exemple du même type dans toute l’histoire Scythe, mais les femmes devinrent, au fil des décennies et des siècles, pour les cavalières les plus habiles, des guerrières à part entière auxquelles étaient enseignées les techniques de tir et le maniement des armes.



JUmo.2008.


dimanche 15 juin 2008

Après la pluie, le beau temps.


Après la pluie, le beau temps
.



Cet après-midi, il avait plu. De petites averses grises et méchantes. Les passants s’étaient transformés en porte-parapluies mouvants et les rues s’étaient désépaissies de monde. L’impasse du collège s’était vidée elle aussi. D’habitude, il y avait toujours quelques mômes se chamaillant devant les clôtures, ou non-loin de là. Ils parlaient forts, avec un léger accent de la rue imité sur les plus grands.


Aux premières gouttes, les groupes avaient fui dans tout les sens, les uns s’abritant sous le hall d’un immeuble, d’autres pénétrant dans l’enceinte de l’établissement, les derniers disparaissant vers les rues ouvertes.


Maintenant, le temps a passé son caprice et le soleil déshumidifie la fin de la journée. L’impasse demeure vide. Les enfants, préados pour la plupart, ne sont plus à l’extérieur, mais agglutinés derrière la grille qui ne tardera plus à les laisse s’échapper. Les dialogues sont déjà entamés, au sujet de tel ou tel professeur « relou » ou de tel autre devenu « sympa » pour la simple raison qu’il n’a pas donné de devoirs à rendre la semaine suivante. Les amourettes sont évoquées et les clins d’œil fusent entre les remarques peu dissimulées, souvent très ciblées. Des allusions qui ne trompent personne sur les secrets brisés, destinés à activer les choses, déliés les langues dans le brouhaha.


La sonnerie retentie et la grille explose comme un ballon d’anniversaire aiguillonné. La ruelle se remplie. Ces gamins vont dans le même sens, celui qui les emmène vite vers le chemin de leur domicile, chez un ami, au parc, ou en un lieu peu connu de tous mais très coutumier pour eux. De la masse de corps s’échappent quelques agités, lesquels se blottissent dans des coins, contre des murets et tentent d’établir des projets d’avenir proche. Que vont-ils faire, maintenant libérés ? Leurs devoirs ? Certainement pas ! Ils y seront contraints bien assez tôt en rentrant à la maison.


Parmi eux, trois camarades issus de la même classe de 4e. Géraldine, Ali et Lucile. Constamment fourrés ensemble, ils ne sont pas hors du commun, simplement rattachés par leurs premiers liens d’amitié. Ali ne mesure guerre plus du mètre cinquante et la seule différence de taille qui le distingue de ses amies se réduit à la touffe de cheveux noirs et crépus couvrant son crâne. Celle-là même que sa mère refuse de raccourcir. (Il est si beau avec ses minuscules bouclettes)


Les trois acolytes se sont rassemblés depuis la sortie du cours d’anglais et orchestrent les activités de la prochaine heure. Ali voudrait bien les inviter à grignoter un gouter à la maison, mais, même si elles sont tentées toutes les deux, Géraldine n’aurait pas le temps de rester assez longtemps pour en profiter (déjà raisonnable). Et puis Lucile a son cours à dix-huit heures.


Cette petite dernière alimente une passion découverte lors d’une soirée où sa grande sœur l’avait autorisé de l’accompagner. Là, à renfort de boissons alcoolisées pour les grands et de Coca-cola pour elle, Lucile s’était laissée bercer par les mélodies de groupes comme Tryo et « Sinsé » jusqu’aux lueurs d’un nouveau dimanche. Et dès le lendemain de ce qui fut sa première nuit blanche, elle avait demandé qu’on lui offre une guitare.


Bien sûr, on ne la lui avait pas acheté de suite, il fallut savoir si cette envie subite ne resterait pas seulement passagère. Quelques semaines d’insistance suffirent à ce que la famille se dirige vers un magasin d’instruments, où Lucile put choisir sa guitare, sobre et jolie de bois verni. Un modèle classique, aux cordes mi-nylon/mi-acier.


Elle l’observait des heures, la bichonnait, sa guitare, baptisée « Fili » pour des raisons qu’elle se renonçait toujours à éclaircir. Elle avait appris à remplacer les cordes avant ses premières notes. Et ses premières heures de cours lui furent offertes pour ses treize ans.


Cela faisait presque une année qu’elle jouait de sa « boîte à six cordes ». Au début, elle avait pensé à l’emmener, la trimbaler à droite et à gauche, au collège même, mais elle avait une telle peur de blesser Fili qu’elle avait préféré la conserver à la maison, bien protégée dans sa housse. Puis, un jour, elle n’avait plus résisté à l’envie de l’endosser. A partir de là, Fili suivait Lucile comme son ombre, par-dessus son sac d’école.


Elle est là, dans sa sacoche de tissu noir parée d’écussons à l’effigie de groupes dissous, disparus, ou dont les décennies d’existence n’ont pas affaiblie l’influence. Lucile avait eu peur de la pluie ; qu’elle ne pénètre la housse et n’atteigne l’instrument.


Le temps s’était calmé et avec ses amis, ils venaient de prendre une décision : se rapprocher d’une place où ils s’installaient souvent, sur le même banc publique et conversaient autour de ce qui pouvait chagriner les uns et réjouir les autres. Ali adorait évoquer, citer, son grand-père Amir « le père de mon père » comme il le dénommait souvent. Le vieil homme habitait avec eux, depuis qu’il était devenu veuf, l’âge l’ayant rattrapé aussi vite que la mort avait emporté la grand-mère Fatia.


Il racontait les histoires « du chantier », les quarante années passées à étaler du sable et à charrier du béton. Des anecdotes qui amusaient Ali depuis tout petit, que ce soit l’histoire de la brouette de mortier renversée sur son vieil ami Franck au passage d’une ornière, ou encore la fois où ils s’étaient vautrés tout les deux dans une dalle de béton à peine coulée. Le soir, après la prière, Amir l’aidait encore à s’endormir, malgré qu’il soit grand, en lui radotant ses péripéties ouvrières, qu’Ali redistribuait parfois à ses amies avec un sentiment de fierté.


Manteaux et pull-overs sous le bras, ils longent le trottoir, marchant de front, les têtes s’inclinent pour suivre le regard de celui ou de celle qui prend la parole. La chaussée large et goudronnée sèche à allure régulière et cela créer des auréoles foncées, de petites flaques persistantes où la semelle des chaussures fait clapoter la fine épaisseur d’eau.


Le petit banc apparaît bientôt, au centre de la petite place autour de laquelle tournent quelques voitures, comme un manège sans mélodies, sans chansonnettes. Chacun prend très vite place habituelle. Lucile à côté d’Ali, Ali entre les deux filles, en « sandwich », là où elles adorent cette facilité à pouvoir le chatouiller lorsque la chamaillerie les éprend.


Affalés, le soleil caresse la peau et la réchauffe, dissipe la fatigue et effraie le mécontentement. Il fait beau, ils sont ensemble et profitent encore un peu du moment présent, en silence. Sous le banc, trois sacs jonchent le sol et Fili est sur les genoux de Lucile.


- Hier, mon grand-père Amir m’a dit qu’il allait faire beau, annonça Ali soudainement.

- Oui, enfin bon, après la pluie, le beau temps hein ! répondit Géraldine, très sarcastique.

- Fallait le savoir quand même, qu’aujourd’hui la pluie allait s’arrêter avant ce soir !

- Un coup d’bol.


Ali ronchonna un peu, puis Géraldine lui fit une bise sur la joue et il retrouva le sourire béat de l’instant précédant, encore plus largement dessiné sur ses lèvres.


- Vous avez fini les amoureux ?


C’était Lucile. Il y avait quelque chose entre ces deux là, depuis qu’ils s’étaient connus. Tout les trois, ils étaient amis, mais entre Géraldine et Ali, il y avait toujours eu un ingrédient de plus à la recette qui les unifiait pourtant dans un même moule. Un petit quelque chose qui distinguait la saveur des prémices sentimentaux. Lucile adorait les taquiner avec ça.


- T’as eu ton petit bisou, t’es content ?

- Je t’ai rien demandé Lucile ! Et puis arrête, c’est pas la première fois, tu m’emmerdes à la fin.

- Je vous embête, mais c’est rien de méchant, tu sais bien !

- Oui, je sais, mais des fois c’est lourd.


Géraldine ne dit rien. Elle s’amusa de la situation créée par son petit geste d’affection. Elle aimait bien quand ils se disputaient gentiment.


- Tout à l’heure, tu faisais moins le malin en anglais, relança Lucile en changeant vite de sujet.

- Ouais, mais elle est nulle la prof, elle a pas capté que j’avais déjà du mal à jongler entre l’arabe à la maison et le français tout les jours. Et puis, même si l’anglais m’intéresse un jour, je crois qu’elle serait trop vieille pour être encore ma prof.

- Ouais, mais t’aurais pu réviser un peu tes verbes irréguliers, c’était une bonne note facile. Je suis sûre que ta mère va pas te lâcher de toute la semaine prochaine !

- Je verrai bien, acheva Ali.


Avant de relancer :


- Tiens, Lucile, au lieu de m’ennuyer avec l’anglais, tu la sors Fili ?

- Tu me gaves des fois à ne rien comprendre. Si je dis ça, c’est pour toi.

- Ouais, joue un peu, ça va détendre l’atmosphère, renchérit Géraldine qui semblait se réveiller.

- Après tout, je vais pas me tuer à jouer la maman.

- Joue plutôt de la guitare, je préfère autant ! conclut Ali en enfonçant un peu plus le clou.


Observant les alentours, Lucile fit glisser la fermeture-éclair sur la longueur de la housse. Au travers des coutures jointes, on devine à sa forme globale ce qu’elle renferme. En un mouvement précautionneux, elle extrait l’instrument de son enrobage comme un chocolat de son papier doré.


Elle vérifie l’harmonie des sons et des tensions. Le premier accord résonne. Ali et Géraldine se sont tus, en extase à la fois devant la jeune fille, leur amie, ainsi que devant l’instrument. Comme à chaque fois que Lucile se met à jouer, une immense fierté s’empare d’eux. Le couple est formé, elle et elle, Lucile et Fili, unis par ces moments brefs où l’une et l’autre ne font plus qu’un à la naissance des notes. Le plus ému, c’est Ali. Géraldine et Lucile se connaissaient bien avant qu’Ali ne devienne leur ami. Elles se côtoient plus régulièrement, l’une dort souvent chez l’autre et inversement. Ali a débarqué un peu par le hasard du temps, gentil, franc et sincère.


Les mélodies s’échafaudent, les doigts de Lucile regagnent une dextérité ensommeillée jusque-là.


- Tryo, s’il te plait, demande Géraldine.


Elle demande toujours Tryo. Et elle est toujours la première à réclamer. Alors, derrière les menus échauffements, Lucile enchaine une de ses chansons favorites et elle ne tarde pas à se mettre à fredonner, suivie de Géraldine, et d’Ali qui a fini par connaître les paroles à force de répétitions : « Désolé pour hier soir, d’avoir fini … »


Il y a des ratés, mais l’ensemble coulisse bien. Le passage des véhicules autour d’eux n’enlève rien à la joyeuseté de l’acte. Trois jeunes gens chantent à tue-tête une chanson qui doit ou a du faire, à une quelconque période, parti de la discothèque de tout bon fêtard aux tendances hippies qui se respecte. Les passants n’ont pas l’air étonnés, certains ouvrent grands leurs yeux au retour du refrain, mais la majorité sourit aux jeux de mots habiles de paroles satiriques.


Assis sur le banc, Lucile, Ali et Géraldine demeurent complices jusqu’au bout des phrases. Entre deux chansons et mélodies, Lucile fait une petite pause et ils jactent en rigolant.


L’heure passe vite et ils ne vont pas tardés à se séparer. Géraldine retrouvera son père dans son deux pièces, au troisième étage d’une résidence calme. Ali montera les neuf étages du H.L.M. où il aime vivre entouré de sa famille, où il arrive à travailler ses cours et où tout n’est pas si noir qu’il est dit. Lucile assistera à son cours de solfège avant de récupérer sa petite sœur à la maternelle et de rentrer à la maison.


Ils ont déjà commencé à être heureux.



JUmo.2008

jeudi 24 janvier 2008

A l'innocente, de l'inconnu.


A l’innocente, de l’inconnu.


La lettre qui se trouvait dans ce livre de la bibliothèque Rose n’était pas destinée à être lue par un enfant. Les ratures étaient nombreuses et la calligraphie de maigre qualité, sans efforts, écrite comme un brouillon, dans la précipitation. Sur le papier, je pouvais voir luire l’encre sèche depuis guère plus de deux ou trois jours, voire la veille. Les feuilles blanches, sans lignages, avaient du être pliées en quatre juste après la rédaction, les bavures de certains mots maculaient les feuillets, leur conférant une crasse parfois nuisible à la lecture.


Le message était empli de sincérité, de vérités dont l’auteur souffrait et dont il voulait apparemment partager la consistance avec celle à qui étaient adressés ces mots. Etait-ce une ébauche oubliée ou l’unique exemplaire d’un message délayé comme un aveu ? J’en suis encore à y songer en espérant que tant d’éloquence ne fut pas enterré.


Je vais partager cette curiosité anonyme avec vous, qui lisez chaque semaine notre rubrique « insolite » en lecteurs avisés, car il s’agit bien d’une curiosité ; à l’âge de l’informatique et de l’internet, il existe des Hommes ralliés à la source des communications par l’odeur du papier associée à la sueur des réflexions. Ces transmissions qui coutaient plus de soi qu’un courriel tapoté entre deux fenêtres d’une messagerie instantanée.


Bonne lecture et pensez à nous envoyer vos réactions, même par e-mail, je n’y verrai pas un mal, rassurez-vous.


« Lettre à l’innocente, de l’inconnu.


Qui suis-je ? Pour toi, qui suis-je ? Parce que je crois savoir ce qui me compose, connaître suffisamment de moi-même pour établir, chercher à établir du moins, autre chose qu’un dialogue où les attirances demeurent contenues.


Evidemment, je me pose encore et pour longtemps (toujours ?) un tas d’interrogations, utiles ou inutiles, liées aux évènements de ma vie. J’écris ces mots comme l’introduction d’un personnage fictif, puisque, premièrement, je t’écris sur une feuille de papier que tes mains caresseront de leurs doigts quelques jours après le naufrage de ces pensées, et qui sait quel risque je prends, encore une fois. Puis, cette démarche que je m’applique à respecter au pied de la lettre ; pardonne le calambour ; afin de lui conférer le sérieux dont mes intentions sont animées, tel un protocole vieux de trois siècles qui ne saurait être justifié uniquement par les sentiments les plus forts. J’en arrive au troisième point, où en suis-je, où en sommes-nous ? lié à ces impressions et ces entrelacs dont mon esprit est envahi à chaque pensée que je m’efforce de repousser, un mirage dont je protège à la fois mon être et le tien.


Je ne parle pas d’Amour, j’ai déjà beaucoup aimé, assez pour ne pas me laisser enivrer par une nouvelle déception. Et pourtant, je ne peux nier que cette nouvelle fenêtre qui s’est entrouverte grâce à nuls autres détours que ta nature enlacée à la mienne, me laisse dans l’expectative, rescapé sur une Amérique inconnue de mes terres intérieures.


Je ne sais, pour ainsi dire, rien de plus que ce que tu as voulu m’accorder, ou ce que j’en ai déduis à travers des analyses hasardeuses, hypothétiques. Peu m’importe, j’ai toujours aimé rêver, comme toi (je crois ?), en gardant un pied à terre pour ne pas m’envoler avec le danger de retomber, un jour ou l’autre.


Toi non plus, tu ne sais rien, ou peut-être que si, je ne sais pas vraiment. J’ai toujours poussé notre amie commune à répondre aux questions que tu aurais pu formuler ; certes avec ses mots et sa vision de ma personne, mais n’a-t-elle pas eu la merveilleuse initiative de nous présenter l’un à l’autre ?


Suis-je un fou de plus sur ton chemin ? Me vois-tu comme un énième cinglé ultra romantique, aux mœurs si dénudées et prévisibles, que la séduction en devient morose ? Je ne puis pas rester ainsi, inactif. J’ai donné depuis longtemps des priorités à mon existence et la première est analogue à la confiance que j’ai en l’avenir, non pas professionnel ou social, mais sentimental. Je n’ai jamais mis tes capacités de déduction en doute et je pense que tu as cerné le contour rugueux de la carapace que j’ai porté des années durant.


Me faut-il développer ? Je vais essayer.


Des qualités, des défauts, mélangés dans ce sac que représente la vie de chaque homme ou femme. Bien sûr, je m’alloue une majorité de défauts, lourds, astreignants. Et toi ? (Je pense connaître la forme de ta réponse)


Toi qui te couvre du silence comme je sculpte ma colère, ce nuage que j’affectionne quand les yeux s’enlacent, s’embrassent, presque comme les lèvres se frôlent. Ce silence si paradoxal dans la situation de ces jours que je (nous ?) vis (vivons…). Il m’encombre autant qu’il me révèle nombre de détails. Il me faut broder, j’en suis conscient, mais que faire lorsque cette amie commune que j’évoquais est de connivence avec l’être à découvrir ? Car oui, je te le confirme, elle est d’une discrétion sépulcrale, à laquelle une confidente se doit et que je respecte majestueusement. Il m’arrive de vouloir en savoir plus, alors je me retiens d’insister, préférant attendre, longuement même (trop ?), que tu échanges avec moi, foule de mots engouffrés au fond de la cave des non-dits de nos tabous. Ce paradoxe, cette opposition, tu l’as saisie, je suppose. Ces périodes d’attente perpétuelles, entre deux messages électroniques et banalités échangées m’évoquent autant ton sérieux, l’importance et la difficulté que tu as à partager tes sentiments et tes envies, que parfois ; souvent pour admettre une vérité ; elles ne me frustrent.


Néanmoins, nous en avions brièvement parlé à une occasion, et nous nous étions compris, entendus sur ce « sujet » : je parle trop et toi, pas assez (rires !)


Mais le temps te prouvera que je sais être apte à apprécier de longs moments allégés de ces lourdes et encombrantes paroles consistantes.


Dans le choix que j’avais de commencer par les défauts ou les qualités, dans le pur esprit « J’aime, j’aime pas (moins) », j’ai délibérément débuté par le seul point que tu reconnais comme ton ennemi principal, et que j’admets volontiers être aussi un de tes alliés. Ne va pas croire que je ne voudrais pas que cela change,, mais je pense que malgré les difficultés à surmonter pour dépasser cet état de fait, cela sera possible avec un peu de temps, selon l’évolution de notre « relation ».


Maintenant, je vais tenter (comme si cela m’était impossible…) d’évoquer quelques marquants atouts. Je le répète, mais même si je ne puis être certain de ce que j’avance, conforte-toi dans ce que je suis optimiste dans l’âme, surtout en ce qui te concerne. Et n’y vois pas une quelconque attente de ma part, car, de toute façon, je t’accepterai telle que tu es et non pas comme j’ai pu t’imaginer. Bref, je m’enterre, je vais continuer.


Ce qui me surprit, c’est cette facilité avec laquelle tu as dépassé mon image de brute, pour tout de suite scruter au-delà, dénicher sans y paraître le pourquoi de ce qui avait fait supposer à notre amie que l’on puisse se plaire. Encore aujourd’hui, je ne connais pas la réponse à cette question, même si elle a toujours fait preuve d’une grande maturité d’esprit, je ne pensais pas qu’une intuition puisse être si complète. Te concernant, en restant maitre de moi dès le départ, avec en guise de compagnon cette perpétuelle question « Pourquoi serait-elle différente ? », j’ai vite conclu que tu l’étais. Ni extravagante, ni plaintive ; discrète et animée des dérisions qui nous ont fait quelque peu philosophes ou métaphysiciens de nos conditions.


Alors, j’ai cassé la coque qui me faisait haïr les hypocrites, pour seulement les détester, les plaindre, les mettre de côté. Je vais t’avouer ce que tu ne dois pas savoir. Je te confiais plus avant avoir trop aimé, j’en ai souffert. A tel point que je me suis remis en question personnellement, il y a déjà trois longues années, guidé par colère. Celle d’avoir été orgueilleux au point de considérer tout chose comme acquise ; l’Amour, l’avenir, la réussite. Je fais court car il n’y a que les conséquences sur ma vie actuelle qui importent, pour les jours prochains et les suivants.


J’ai changé de vie, de rythme, accumulé divers emplois et adapté mes envies et mes rêves à de nouvelles habitudes et principes renaissants. Je ne peux pas trop en dire en ces lignes, il n’y aurait surement pas assez d’espace, et, à coup sûr, mon vocabulaire trop peu fourni se trouverait face au dilemme de l’expression claire et définie de mon passé. Pour couper court, ma vie privée a pris le dessus sur les grands rêves professionnels avec lesquels on tente encore d’inonder les esprits en les martelant de sceaux à l’effigie de grandeurs telles que l’éducation, la témérité et bien d’autres.


Et voici quelques mois, on nous présentait. Tombée de je ne sais quel végétal, une fleur, un crucifère, non, une linée plutôt, en compagnie de laquelle on peut tisser une vie, en oubliant qu’avant d’être un fil si résistant, elle fut une belle gravure de ce que la nature sait offrir, ou reprendre.


Ces trois années n’ont pas été, comme on pourrait l’imaginer, de solitude totale, mais désorientées, manœuvrées vers un objectif incertain, sans volume. J’ai rencontré et fréquenté plusieurs femmes, en des relations respectueuses et pleines d’affection, mais si vide de sentiments profonds. Rien n’a tenu. Je pense que ce fut normal, une suite logique lorsque les choses n’adviennent pas d’elles même. Je ne ressens plus cela, et certes, nous ne nous sommes pas encore vus, nous n’en sommes nulle part, au milieu d’une lande au chemin à peine tracé.


Je t’ai lu, à travers cet exutoire que tu tiens comme un sillon anonyme sur la toile, submergée par une course à la reconnaissance. J’y ai vu une femme pleine d’envies, de déceptions aussi, mais si belle, si singulièrement proche de moi, que je n’ai pas pu rester insensible à une telle providence.


Je ne puis te dire combien de fois je t’ai imaginé a ton réveil, en famille, te promenant seule, lisant un livre calée sous l’édredon, mais aussi souffrante, et cela m’émeut désespérément.


Ma franchise ne te déplaît pas, nous avons tant à nous dire, à partager. N’interprète pas mes mots dans le désordre actuel des mœurs. Je pèse ce que je me permets d’évoquer, j’assume l’engagement de mon esprit dans cette perspective. Plus loin que mon honnêteté, qui me coûte tellement, je dois sembler terriblement austère et rigide. Je ne pensais pas que ce genre de situation m’atteindrait un jour et je t’assure que derrière mes tortures cérébrales, je suis quelqu’un de tout à fait ouvert et serein, si j’ose dire.


Pour conclure, tu vis en Bretagne, moi à Paris, cela ressemble manifestement à une barrière insurmontable. Sache que je ne renoncerai pas à toi, à te connaître, pour ce détail précis. Je suis à deux heures de Rennes, rien d’infranchissable ?


Nous ne sommes plus des enfants. Celui que je voudrais devenir, je ne le serais jamais seul, quoi que je fasse et contrairement à la pensée commune d’une indépendance qui consiste à vivre uniquement pour soi. Seul, nous ne serions jamais grand-chose.


Je ne suis pas un prince charmant, mais faudra-t-il que je vienne à l’improviste ? Où vas-tu me repousser comme je le mérite ? Ce serait une réaction coutumière à ce genre de lettre, face à des charmes depuis longtemps tombés en décrépitude.


C’est terriblement affreux de me relire, très lyrique mais effrayant. La peur, consistante de la vérité dite ?


J’ai si peu de liberté d’action. Je ne veux pas devenir envahissant, mon intention n’étant nullement de chambouler ta vie, mais le « mal » n’est-il pas déjà fait ? Je vis avec une moitié d’illusion et une autre de réalité, conjuguées en une forme de désir.


Par ces quelques pages, je clarifie peut-être certaines de tes pensées, mais surtout les miennes. J’ai dit ce qui devait être dit, pour ne plus rêver… Mais vivre.


Je t’adore, à jamais. »


Nulle signature, pas de noms, de simples faits. Bien à vous.


B.J. Rédactrice en chef.


JUmo.2008