dimanche 15 juin 2008

Après la pluie, le beau temps.


Après la pluie, le beau temps
.



Cet après-midi, il avait plu. De petites averses grises et méchantes. Les passants s’étaient transformés en porte-parapluies mouvants et les rues s’étaient désépaissies de monde. L’impasse du collège s’était vidée elle aussi. D’habitude, il y avait toujours quelques mômes se chamaillant devant les clôtures, ou non-loin de là. Ils parlaient forts, avec un léger accent de la rue imité sur les plus grands.


Aux premières gouttes, les groupes avaient fui dans tout les sens, les uns s’abritant sous le hall d’un immeuble, d’autres pénétrant dans l’enceinte de l’établissement, les derniers disparaissant vers les rues ouvertes.


Maintenant, le temps a passé son caprice et le soleil déshumidifie la fin de la journée. L’impasse demeure vide. Les enfants, préados pour la plupart, ne sont plus à l’extérieur, mais agglutinés derrière la grille qui ne tardera plus à les laisse s’échapper. Les dialogues sont déjà entamés, au sujet de tel ou tel professeur « relou » ou de tel autre devenu « sympa » pour la simple raison qu’il n’a pas donné de devoirs à rendre la semaine suivante. Les amourettes sont évoquées et les clins d’œil fusent entre les remarques peu dissimulées, souvent très ciblées. Des allusions qui ne trompent personne sur les secrets brisés, destinés à activer les choses, déliés les langues dans le brouhaha.


La sonnerie retentie et la grille explose comme un ballon d’anniversaire aiguillonné. La ruelle se remplie. Ces gamins vont dans le même sens, celui qui les emmène vite vers le chemin de leur domicile, chez un ami, au parc, ou en un lieu peu connu de tous mais très coutumier pour eux. De la masse de corps s’échappent quelques agités, lesquels se blottissent dans des coins, contre des murets et tentent d’établir des projets d’avenir proche. Que vont-ils faire, maintenant libérés ? Leurs devoirs ? Certainement pas ! Ils y seront contraints bien assez tôt en rentrant à la maison.


Parmi eux, trois camarades issus de la même classe de 4e. Géraldine, Ali et Lucile. Constamment fourrés ensemble, ils ne sont pas hors du commun, simplement rattachés par leurs premiers liens d’amitié. Ali ne mesure guerre plus du mètre cinquante et la seule différence de taille qui le distingue de ses amies se réduit à la touffe de cheveux noirs et crépus couvrant son crâne. Celle-là même que sa mère refuse de raccourcir. (Il est si beau avec ses minuscules bouclettes)


Les trois acolytes se sont rassemblés depuis la sortie du cours d’anglais et orchestrent les activités de la prochaine heure. Ali voudrait bien les inviter à grignoter un gouter à la maison, mais, même si elles sont tentées toutes les deux, Géraldine n’aurait pas le temps de rester assez longtemps pour en profiter (déjà raisonnable). Et puis Lucile a son cours à dix-huit heures.


Cette petite dernière alimente une passion découverte lors d’une soirée où sa grande sœur l’avait autorisé de l’accompagner. Là, à renfort de boissons alcoolisées pour les grands et de Coca-cola pour elle, Lucile s’était laissée bercer par les mélodies de groupes comme Tryo et « Sinsé » jusqu’aux lueurs d’un nouveau dimanche. Et dès le lendemain de ce qui fut sa première nuit blanche, elle avait demandé qu’on lui offre une guitare.


Bien sûr, on ne la lui avait pas acheté de suite, il fallut savoir si cette envie subite ne resterait pas seulement passagère. Quelques semaines d’insistance suffirent à ce que la famille se dirige vers un magasin d’instruments, où Lucile put choisir sa guitare, sobre et jolie de bois verni. Un modèle classique, aux cordes mi-nylon/mi-acier.


Elle l’observait des heures, la bichonnait, sa guitare, baptisée « Fili » pour des raisons qu’elle se renonçait toujours à éclaircir. Elle avait appris à remplacer les cordes avant ses premières notes. Et ses premières heures de cours lui furent offertes pour ses treize ans.


Cela faisait presque une année qu’elle jouait de sa « boîte à six cordes ». Au début, elle avait pensé à l’emmener, la trimbaler à droite et à gauche, au collège même, mais elle avait une telle peur de blesser Fili qu’elle avait préféré la conserver à la maison, bien protégée dans sa housse. Puis, un jour, elle n’avait plus résisté à l’envie de l’endosser. A partir de là, Fili suivait Lucile comme son ombre, par-dessus son sac d’école.


Elle est là, dans sa sacoche de tissu noir parée d’écussons à l’effigie de groupes dissous, disparus, ou dont les décennies d’existence n’ont pas affaiblie l’influence. Lucile avait eu peur de la pluie ; qu’elle ne pénètre la housse et n’atteigne l’instrument.


Le temps s’était calmé et avec ses amis, ils venaient de prendre une décision : se rapprocher d’une place où ils s’installaient souvent, sur le même banc publique et conversaient autour de ce qui pouvait chagriner les uns et réjouir les autres. Ali adorait évoquer, citer, son grand-père Amir « le père de mon père » comme il le dénommait souvent. Le vieil homme habitait avec eux, depuis qu’il était devenu veuf, l’âge l’ayant rattrapé aussi vite que la mort avait emporté la grand-mère Fatia.


Il racontait les histoires « du chantier », les quarante années passées à étaler du sable et à charrier du béton. Des anecdotes qui amusaient Ali depuis tout petit, que ce soit l’histoire de la brouette de mortier renversée sur son vieil ami Franck au passage d’une ornière, ou encore la fois où ils s’étaient vautrés tout les deux dans une dalle de béton à peine coulée. Le soir, après la prière, Amir l’aidait encore à s’endormir, malgré qu’il soit grand, en lui radotant ses péripéties ouvrières, qu’Ali redistribuait parfois à ses amies avec un sentiment de fierté.


Manteaux et pull-overs sous le bras, ils longent le trottoir, marchant de front, les têtes s’inclinent pour suivre le regard de celui ou de celle qui prend la parole. La chaussée large et goudronnée sèche à allure régulière et cela créer des auréoles foncées, de petites flaques persistantes où la semelle des chaussures fait clapoter la fine épaisseur d’eau.


Le petit banc apparaît bientôt, au centre de la petite place autour de laquelle tournent quelques voitures, comme un manège sans mélodies, sans chansonnettes. Chacun prend très vite place habituelle. Lucile à côté d’Ali, Ali entre les deux filles, en « sandwich », là où elles adorent cette facilité à pouvoir le chatouiller lorsque la chamaillerie les éprend.


Affalés, le soleil caresse la peau et la réchauffe, dissipe la fatigue et effraie le mécontentement. Il fait beau, ils sont ensemble et profitent encore un peu du moment présent, en silence. Sous le banc, trois sacs jonchent le sol et Fili est sur les genoux de Lucile.


- Hier, mon grand-père Amir m’a dit qu’il allait faire beau, annonça Ali soudainement.

- Oui, enfin bon, après la pluie, le beau temps hein ! répondit Géraldine, très sarcastique.

- Fallait le savoir quand même, qu’aujourd’hui la pluie allait s’arrêter avant ce soir !

- Un coup d’bol.


Ali ronchonna un peu, puis Géraldine lui fit une bise sur la joue et il retrouva le sourire béat de l’instant précédant, encore plus largement dessiné sur ses lèvres.


- Vous avez fini les amoureux ?


C’était Lucile. Il y avait quelque chose entre ces deux là, depuis qu’ils s’étaient connus. Tout les trois, ils étaient amis, mais entre Géraldine et Ali, il y avait toujours eu un ingrédient de plus à la recette qui les unifiait pourtant dans un même moule. Un petit quelque chose qui distinguait la saveur des prémices sentimentaux. Lucile adorait les taquiner avec ça.


- T’as eu ton petit bisou, t’es content ?

- Je t’ai rien demandé Lucile ! Et puis arrête, c’est pas la première fois, tu m’emmerdes à la fin.

- Je vous embête, mais c’est rien de méchant, tu sais bien !

- Oui, je sais, mais des fois c’est lourd.


Géraldine ne dit rien. Elle s’amusa de la situation créée par son petit geste d’affection. Elle aimait bien quand ils se disputaient gentiment.


- Tout à l’heure, tu faisais moins le malin en anglais, relança Lucile en changeant vite de sujet.

- Ouais, mais elle est nulle la prof, elle a pas capté que j’avais déjà du mal à jongler entre l’arabe à la maison et le français tout les jours. Et puis, même si l’anglais m’intéresse un jour, je crois qu’elle serait trop vieille pour être encore ma prof.

- Ouais, mais t’aurais pu réviser un peu tes verbes irréguliers, c’était une bonne note facile. Je suis sûre que ta mère va pas te lâcher de toute la semaine prochaine !

- Je verrai bien, acheva Ali.


Avant de relancer :


- Tiens, Lucile, au lieu de m’ennuyer avec l’anglais, tu la sors Fili ?

- Tu me gaves des fois à ne rien comprendre. Si je dis ça, c’est pour toi.

- Ouais, joue un peu, ça va détendre l’atmosphère, renchérit Géraldine qui semblait se réveiller.

- Après tout, je vais pas me tuer à jouer la maman.

- Joue plutôt de la guitare, je préfère autant ! conclut Ali en enfonçant un peu plus le clou.


Observant les alentours, Lucile fit glisser la fermeture-éclair sur la longueur de la housse. Au travers des coutures jointes, on devine à sa forme globale ce qu’elle renferme. En un mouvement précautionneux, elle extrait l’instrument de son enrobage comme un chocolat de son papier doré.


Elle vérifie l’harmonie des sons et des tensions. Le premier accord résonne. Ali et Géraldine se sont tus, en extase à la fois devant la jeune fille, leur amie, ainsi que devant l’instrument. Comme à chaque fois que Lucile se met à jouer, une immense fierté s’empare d’eux. Le couple est formé, elle et elle, Lucile et Fili, unis par ces moments brefs où l’une et l’autre ne font plus qu’un à la naissance des notes. Le plus ému, c’est Ali. Géraldine et Lucile se connaissaient bien avant qu’Ali ne devienne leur ami. Elles se côtoient plus régulièrement, l’une dort souvent chez l’autre et inversement. Ali a débarqué un peu par le hasard du temps, gentil, franc et sincère.


Les mélodies s’échafaudent, les doigts de Lucile regagnent une dextérité ensommeillée jusque-là.


- Tryo, s’il te plait, demande Géraldine.


Elle demande toujours Tryo. Et elle est toujours la première à réclamer. Alors, derrière les menus échauffements, Lucile enchaine une de ses chansons favorites et elle ne tarde pas à se mettre à fredonner, suivie de Géraldine, et d’Ali qui a fini par connaître les paroles à force de répétitions : « Désolé pour hier soir, d’avoir fini … »


Il y a des ratés, mais l’ensemble coulisse bien. Le passage des véhicules autour d’eux n’enlève rien à la joyeuseté de l’acte. Trois jeunes gens chantent à tue-tête une chanson qui doit ou a du faire, à une quelconque période, parti de la discothèque de tout bon fêtard aux tendances hippies qui se respecte. Les passants n’ont pas l’air étonnés, certains ouvrent grands leurs yeux au retour du refrain, mais la majorité sourit aux jeux de mots habiles de paroles satiriques.


Assis sur le banc, Lucile, Ali et Géraldine demeurent complices jusqu’au bout des phrases. Entre deux chansons et mélodies, Lucile fait une petite pause et ils jactent en rigolant.


L’heure passe vite et ils ne vont pas tardés à se séparer. Géraldine retrouvera son père dans son deux pièces, au troisième étage d’une résidence calme. Ali montera les neuf étages du H.L.M. où il aime vivre entouré de sa famille, où il arrive à travailler ses cours et où tout n’est pas si noir qu’il est dit. Lucile assistera à son cours de solfège avant de récupérer sa petite sœur à la maternelle et de rentrer à la maison.


Ils ont déjà commencé à être heureux.



JUmo.2008